Zoé Valdès, Le néant quotidien

Le néant quotidien

Titre original : La nada cotidiana, paru en 1995

Auteure : Zoé Valdès.

Cuba.

Les numéros font référence aux pages de l’édition lue soit : édition Babel, Actes Sud, parution octobre 1997.

15

 − Oui,  bien sûr qu’il y a quelqu’un : vous ! répond le Néant.

16

On l’a obligé à revenir dans son île. Cette île qui, en voulant construire le paradis, a créé l’enfer.

Elle ne sait pas quoi faire. À quoi bon nager ? À quoi bon se noyer ?

23

L’eau est fascination lente, sérénité maximale,  effroi curieux qui apaise.

24

Je suis née asphyxiée et l’air me manque encore.

25

On m’a forcée à devenir végétarienne malgré moi, même si à vrai dire les légumes manquent aussi.

26

… à cause des « problèmes matériels que le pays affronte », la période  spéciale, tout ce que nous supportons, comme chacun sait, sans compter tout ce qui nous reste à endurer.

35

Soudain, il se mit à tomber des trombes d’eau, un de ces déluges havanais dont les grosses gouttes vous écrasent la cervelle avec des coups de tonnerre à vous crever le tympan, et des éclairs à vous rendre aveugle.

— St Isidore, porteur d’eau, rends-nous le soleil qui nous chauffe et nous dore!…

40

Mon hymen avait rempli sa mission, tuer une pine, et, après exécution, tel un parfait criminel, il avait disparu sans laisser de traces.

41

Il devait me mentir et il me tua  à coups de mensonges.

La vocation n’existe pas. La vocation, c’est le devoir accompli. Tout le monde devait massivement devenir professeur ou médecin, parce que la patrie en avait besoin.

47

En réalité, je vivais prisonnière, comme dans un couvent, ma religion était l’amour… En réalité, j’étais heureuse, car pour moi, cette vie n’était pas une humiliation, je manquais de points de comparaison avec d’autres états de bonheur.

52

Dans ce pays où il n’y a même pas de dignité, de quelle dignité peut-on rêver quand il n’y a ni déodorant, ni patates douces, ni tendresse ?…

53

Et pas seulement ici, mais partout dans le monde actuel, qui n’aurait pas honte d’avouer qu’il est philosophe ? À quoi ça sert ? Seulement à penser ?

55

Perle de l’océan ! Étoile de l’Occident !

Cuba la belle ! Ton firmament qui tant brille

Recouvre la nuit de son voile qui scintille,

comme la douleur recouvre mon  front distant.

Je m’en vais partir !… et le peuple diligent…

59

Un NON plus énorme que n’importe quelle campagne politique latino-américaine. Je ne peux plus vivre avec ce fou parce qu’il est en train de me rendre malade, dingue.

61

…ou je vais sur le Malecón pour revendre en dollars aux prostituées les vêtements dont je ne me sers plus, ou bien échanger du sucre contre du manioc, du manioc contre des haricots, des haricots contre des oignons, des oignons contre du riz, du riz contre du lait en poudre, du lait en poudre contre du détergent, du détergent contre de l’aspirine, de l’aspirine contre du sucre, et ainsi de suite… au marché rouge et noir où se rencontrent les voleurs de l’État et le pauvre peuple qui, pour des raisons évidentes, ne pourra survivre sans tomber dans la délinquance.

63

Quel péché ce peuple a-t-il commis, que la mer lui fait expier avec de plus en plus de hargne ?

67

(Ah papayes !  quelle nostalgie ! Vous n’êtes plus qu’un mot à savourer en littérature !)

68

Qui se souvient encore des salades ?

69

Une petite omelette au fromage pour ce soir est un mets digne de dieux.

Au lieu d’Eva, les gens l’appellent l’Evadée. Elle est retournée dans le passé. Elle n’est plus là.

Bref, maman est partie, elle ne reviendra plus.

78

Tout bon Cubain a tendance à convertir le moindre de ses actes en signe transcendantal.

82

Il cessèrent d’être mes parents pour devenir mes enfants.

 —Tu te souviens des olives ?

83

— Tu te souviens du steak haché, du vrai, à la viande de bœuf ? … Et le cidre de Noël, tu l’as connu ?

85

Il a plu, le parking n’est pas couvert et ma bicyclette est trempée. La chaussée est boueuse et je rentrerai toute éclaboussée.

86

En ce temps-là, monter à vélo était réservé aux putes, aux marie-couche-toi-là et les gens nous insultaient.

Si tu revenais, tu ne comprendrais plus rien, La Havane est triste, délabrée, réduite à néant.

87

C’est vrai que dans tout le reste de l’Amérique latine les gens crèvent de faim, mais eux ils n’ont pas fait la révolution.

89

Au lieu de cafétérias, on dirait des compagnies étrangères. Tout en dollars. L’argent cubain, tu peux te torcher avec.

98

Il paraît que seul le verre a le droit de se briser, « les hommes meurent debout ». Moi… j’aspire à mourir comme la majorité des êtres humains, en position horizontale.

100

La boucle est bouclée. On nous a condamnés à vivre éparpillés de par le monde, sans cesse exposés au danger, à la douleur suraiguë dans le précipice insondable des consciences, au reniement de soi, de nos rêves.

112

Jusqu’au jour où il s’avoua vaincu. (S’avouer vaincu est notre plus grande faiblesse.)

115

Une sonnerie très bizarre, puis un autre bruit ressemblant à une fausse tonalité – et toc on est sur écoute – , c’était un appel international…

Une agonie terrible guette La Havane, Ville linceul parce qu’elle a perdu un  Havanais illustre de plus.

Ne succombe pas au syndrome du Cubain, cette foutue de nostalgie. Ne la nie pas, non plus, sache la doser, la vivre mais sans en faire une obsession, qu’elle soit ta nourriture spirituelle et non ton poison.

116

Ne te noie pas dans cette mer séparatrice que tu as traversée toi-même et où tu as vu mourir d’autres hommes, pareils à toi, épouvantés, terrorisés.

Porteurs, à l’origine, d’un si haut sentiment patriotique, nous voilà en pleine décadence, jouant avec la vie, comme à colin-maillard.

117

Cette mer qui nous appartient à tous mérite-t-elle  que nous continuions à la teindre de sang ? Une voix va-t-elle s’ouvrir pour l’espérance ? Je devine que tu seras une pierre magnifique pour ce pont d’asphalte humain.

Je sais qu’un exilé n’a même pas droit à une tombe. Quelle terre recouvrira son cadavre ? Mais sa terre est là où il est. Sa terre, c’est lui avec sa vérité.

Tu vaincras, malgré tes stigmates de Cubain. L’idéal serait un pays idéal mais nous ne l’avons pas. Nous possédons un pays à la fois pauvre et grand, qui nous épuise et nous plaît, qui nous aime et nous hait. Un pays obsédé par l’idée de tirer la richesse de sa misère.  Nous avons toute la complexité de l’être humain et nous ne l’admettons pas, et celle de l’être cubain, que nous fuyons.

Ne te laisse briser par personne. Pense à moi, mais si penser à moi te rend vulnérable, alors oublie-moi, je comprendrai.

119

J’ai failli me couper les veines avec le peigne, faute de lame de rasoir.

121

Comme la mort nous enchaîne  aisément pour l’éternité à d’autres êtres !  Il y en a qui disent que les gens se jette à l’eau en raison de problèmes économiques mineurs, pour des jeans, pour des chewing-gum. Mais celui qui dit ça ne connaît pas Cuba, il ne sait rien de la faim et de la terreur,…

122

Je dois t’avouer qu’il arrive parfois de regretter l’instabilité. Ici je suis encore trop anonyme, et je ne peux pas supporter l’anonymat. Là-bas, je dormais sous les escaliers, mais du temps où les revues existaient, j’étais publié. Quitte à être censuré ! À cause de ce genre de contradictions, tu finis à l’asile, tu te jettes à la mer, ou tu t’enfermes à double tour et tu ignores la rue qui existe.

126

(N’importe quel mannequin de 17 ans a déjà les fesses abimées, le galbe d’un cul ne résiste pas aux bombardements des haricots).

128 

À La Havane, il vaut mieux ne pas trop tarder à se procurer les choses, et les accaparer.