Leonardo Padura, Électre à la Havane

Électre à la Havane

Titre original : Máscaras,  paru en 1997

Auteur : Leonardo PADURA

CUBA

Les numéros font référence aux pages de l’édition lue soit : Editions Métailié, Points, parution juin 2006.

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La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout. Elle tombe tel un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps, les arbres, les choses, pour leur injecter le poison obscur du désespoir, de la mort lente et certaine. La chaleur est un châtiment sans appel ni circonstances atténuantes, prêt à ravager l’univers visible ; son tourbillon fatal a dû tomber sur la ville hérétique, sur le quartier condamné.

… des vieux aussi qui traînent des cannes encore plus fatiguées que leurs jambes…

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Quelques immeubles, quelques arbres et la mer tellement paisible, là-bas au fond, traçant la frontière de tant de rêves, de destins et de pièges.

40

… et dans ce pays il fait trop chaud et il y a déjà bien assez d’ emmerdements pour que par-dessus le marché, il y ait aussi des mystères.

Le pire chez les morts c’est qu’ils laissent des vivants…

42

Cette femme, même si on était en 1989, traînait derrière elle l’atavique instinct de servitude : c’était une domestique qui, ce qui était pire, devait penser comme une domestique, enveloppée peut-être dans les voiles invisibles mais solides d’une génétique modelée par plusieurs générations d’esclavage et de répression.

48

… le printemps pointait déjà, si beau qu’il faisait mal et donnait envie de faire quelque chose pour être plus heureux, si le bonheur existe, pour être plus intelligent et tout embrasser, tout savoir, ou pour être plus libre, si tant est que cela soit possible, que cela puisse l’être ou que cela l’ait été.

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Et dès le début de ces histoires de paramétrage des artistes, j’ai été chassé de la compagnie et de l’association des gens de théâtre, et après avoir vérifié que je n’étais pas doué pour travailler en usine comme j’étais censé le faire pour me purifier au contact de la classe ouvrière, même si personne ne m’a jamais demandé si j’avais envie d’être pur et si on n’a non plus jamais demandé à la classe ouvrière si elle était prête à entreprendre cette mission de désintoxication, …

60

Il était aimé dans son travail à la Fondation des Biens Culturels, surtout des artistes, parce qu’il les défendait toujours contre les vautours immondes de la bureaucratie, ces sangsues du talent.

61

… trois attitudes possibles chez les transformistes :  la métamorphose comme dépassement du modèle, le camouflage comme forme de disparition et le déguisement comme moyen d’intimidation.

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Discipliné, il fit celui qui hésitait, peut-être pour se redonner de l’assurance.

69

Il a tenu bon comme un homme et il est resté ici, parce qu’il a toujours dit que s’il partait d’ici, alors il mourrait pour de vrai,  et il n’a pas joué le jeu de ceux de l’intérieur ni de ceux de l’extérieur : il a fermé son bec et s’est retranché chez lui…

Le type a dû s’avaler une dizaine d’années de silence et de solitude.

… et se sachant condamné à un silence dont la durée pouvait être éternelle.

83

… se laisser surprendre faisait partie du jeu, l’impossible deviendrait possible, ce dont ils avaient rêvé deviendrait réalité, et alors la passion cubaine pour la nourriture submergerait sans attendre la frontière de la réalité avec ses cartes de rationnement et ses absences irrémédiables, grâce au tour de magie que seule Joséphine était capable de provoquer et était en train de provoquer.

86

Tous les boucliers, les cuirasses, les casques et même les masques avec lesquels ils devaient se traîner dans le monde – comme n’importe quel insecte pourchassé – tombaient par terre, et une légèreté spirituelle, nécessaire et ardemment désirée, se substituait aux peurs,  aux précautions et aux mensonges quotidiens, aussi banals que le blue-jean quotidien de tous les jours qui réclamait à corps et à cris d’être lavé d’urgence.

87

… il se sentit envahi par l’anxiété de l’irréparable.  Alors le temps devint pour lui une sensation âpre et localisable, comme une douleur qui s’étendait à partir de l’estomac et commençait à lui serrer la poitrine…

114

Les salauds ce sont les autres : les policiers pour leur propre compte, les commissaires volontaires, les poursuivants spontanés, les délateurs sans salaire, les juges par goût,  tous ceux qui se croient maîtres de la vie, du destin et même de la pureté morale, culturelle voire historique d’un pays…

Et moi on m’a transformé en fantôme coupable de mon talent, de mon œuvre, de mes goûts, de mes mots. Toute ma personne était une tumeur maligne qu’il fallait extirper pour le bien social et politique de cette belle île dont la monnaie est le peso.

116

… pour eux le caractère antisocial et pathologique de l’homosexualité ne faisait pas de doute…

… enveloppé par la densité de cette tragédie réelle, dans laquelle on décidait des destins et des vies avec une tranquillité qui faisait horreur.

118

On a voté sur tout ce que l’on pouvait voter, toujours à l’unanimité… parce qu’ils ont agi par peur et je sais ce que c’est la peur mais l’infamie, non…

120

…j’ai préféré être bibliothécaire plutôt que vivre d’une rétribution susceptible d’acheter mes décisions.

Quelque chose qui ne pouvait pas être réparé s’était cassé.

121

… le manque de mémoire est l’une des qualités psychologiques de ce pays. Son autodéfense et la défense de beaucoup de gens… Tout le monde oublie tout et se dit toujours qu’il est possible de recommencer de nouveau et voilà : l’exorcisme a lieu.

… et l’oubli est le baume habituel de toutes les blessures qui restent ouvertes.

163

… et le corps humide de la triste transpiration de l’incertitude.

165

D’après les pages internationales du journal, le monde semblait être plutôt mal en point, mais les pays socialistes – malgré les difficultés et les incessantes pressions extérieures – étaient  décidés à ne pas abandonner la voie ascendante et victorieuse de l’histoire.

169

Tout ce qu’il y a dans cette maison est à moi, à moi parce que je l’ai gagné avec mon travail ou parce que quelqu’un m’en a fait cadeau…

170

Ce que je sais, c’est que je n’ai pas voler un seul sou, pas un seul.

177

… dans les années 60, il y a eu ici quelque chose qu’on a appelé UMAP, où l’on reléguait, parmi d’autres individus nuisibles, les homosexuels pour en faire des coupeurs de canne à sucre et des ramasseurs de café, et qu’après 1971, on a édicté une ordonnance qui devait être observée par les policiers comme vous et les procureurs et les juges, où l’on légiférait sur « l’homosexualité manifeste et autres comportements socialement réprouvés »… Et vous êtes assez naïf pour continuer à vous demander pourquoi un homosexuel en arrive à songer au suicide ?

178

… cette spiritualité à la fois tragique et burlesque que je recherchais comme l’essence des Cubains… si quelque chose nous distinguait du reste du monde, c’était la possession de cette sagesse indigène, pour laquelle rien n’est vraiment douloureux ou absolument plaisant.

 …l’un de nos traits les plus visibles, nous autres Cubains c’est notre irrépressible tendance à ne pas fermer la bouche.

194

Eligio Riego avait autour de 60 ans et sa voix, paresseuse et tiède, avait un rythme ralenti, qui n’était pas une marque de vieillesse ou de fatigue : C’était la poésie.

199

Nous étions idéologiquement impurs et, pour certains, nuisibles et même réactionnaires, à un moment où la prépondérance de la matière semblait démontrée, comme on dit. Quelqu’un à la mentalité moscovite a pensé que l’uniformité était possible dans ce pays si chaud et hétérodoxe où il n’y a jamais rien eu de pur, et alors s’est déclenché une hystérie contre la littérature qui a laissé plusieurs cadavres sur la route et plusieurs blessés qui traînent par là, couverts de cicatrices…

200

Et l’amitié est un engagement volontaire qu’on prend, et si on le prend, il faut s’y tenir : même si nous ne sommes pas du même avis sur beaucoup de choses,

206

Elle, comme lui, était un de ces millions d’êtres anodins qui habitaient sur la terre, qui vivaient dans ce pays ici et maintenant, dépensant honnêtement ses jours, sans euphorie ou rancune excessive, sans grandes contradictions avec la société ou l’époque, sans idées politiques définies ni projets individuels ambitieux.

214

… avec quoi font-ils le pain maintenant pour qu’il ne sente plus comme avant?

240

, parce qu’à mon âge j’ai vu mourir trop de gens, des dizaines d’amis, toute ma famille, et chaque mort est comme un avertissement inquiétant : la prochaine  peut être la mienne, et plus je deviens vieux, plus j’ai peur de la mort.

246

… on se souviendra de l’écrivain et personne ne sera capable de mentionner le triste fonctionnaire qui l’a harcelé. On ne m’a pas laissé publier ni faire de mise en scène, mais personne ne pouvait m’empêcher d’écrire et de penser.

253

… et il observa, dans la nuit naissante, les terrasses de La Havane Vieja, hérissées d’antennes, de désirs ardents et d’histoires trop vastes.